"Douce Queen est la mention portée sur la paroi délabrée d'un
bâtiment désaffecté, sous le dessin anonyme d'une tête
étrange qui m'a toujours fasciné et rappelé le visage du
peintre Francis Bacon. Ces deux mots sont devenus les
premiers d'une histoire prononcé par le mur dans mes yeux."
Que sait-on si l'on ignore tout ou presque de son
point de départ, tout ou presque de cet aveuglement
demandait-il parce que, pour se faire une idée de ce
que serait sa destination ou ne serait-ce qu'anticiper
un peu sa trajectoire, il lui fallait être suffisamment
informé de ce qu'il avait quitté. Ne sachant pas de
quels lointains arrachements procédaient ses
déplacements, ses actions, ses pensées ou le moindre
de ses gestes – même le plus anodin qui devenait
parfois, si ce n'était suspect, pour le moins étrange,
manquant sournoisement de naturel et qui soudain
l'arrêtait, le paralysait, même l'effrayait – il y avait
fort à parier pensait-il, qu'il ne fasse que dériver,
que déraper lentement dans l’existence, que subir
ses mouvements sans jamais avoir la moindre prise
sur eux. Ce pouvait être des gestes habituels
auxquels on ne pense plus comme soulever le
couvercle de la boîte métallique, chaque matin,
remplir les six cuillères mesure de café, verser l'eau,
relever l'écran de l'ordinateur sur la table de cuisine,
récupérer les mails, servir le café, saisir la tasse et
l'approcher du visage – il observait ses mains sans y
penser, ses doigts courts, les ongles ras, pas rongés
mais tenus, puis il y pensait, scrutait et devait
inévitablement mettre fin à ce simulacre, ne
supportant plus de se voir faire ce qu'il faisait, parce
que ses mains semblaient alors ne plus lui
appartenir, s'arrêtait pour le regarder, le dévisager,
l'accuser, moqueuses, de n'être qu'un imposteur.
Chacun de ses gestes, si quelconque fut-il, devenait l'instrument d'une plus grande mascarade, et son
sens se trouvait ravalé, l'idée même de sens l'était,
sans que cela lui fut perceptible au départ. Il était
simplement paralysé, gorge et salive liées. C'était
quelque chose d'étrange, il entendait soudain, très
distinctement, le roulement de sa tête à deux
vitesses, son régime hybride, une sorte de double
flux permanent – l'un s’enchâssant dans l'autre – qui
d’ordinaire restait imperceptible, mais devenait
alors plus bruyant, pendant qu'il l'envahissait.
C'était un emballement terrible, le déversement de
pensées confuses et répétitives, quelque chose
comme le mouvement brownien de petites balles
molles et malléables qui apparaissaient, puis
disparaissaient dans la masse, tantôt se percutaient,
tambourinaient sur les parois de son crâne, tantôt
s'écrasaient contre ses tempes, saignaient puis
s'étalaient comme des mouches sur un pare-brise,
recommençaient, passaient du coq à l'âne à grands
coups sourds. Quelque part, ou plutôt partout, dans
cette vitesse affolée, sans direction, sans objet, dans
ce vacarme automatique et lancinant, s'exerçait une
forme de lenteur éparpillée. Il n'était pas maître de
ces bulles préservées, presque préservées car tout y
semblait ralenti, plus amorti que ce qu'il aurait fallu
pour n'être pas partiellement empêché, ces bulles
dont plusieurs s'absorbaient parfois pour n'en
former plus qu'une, à peine plus volumineuse, sans
toutefois parvenir à se joindre toutes, si bien qu'il
n'avait jamais pensé autrement qu'en cette émulsion, et tout cela pris en tenaille par le grand
flux. Il y trempait ainsi, s'y observait, pensant
parfois qu'il avait pénétré son œil sans broncher, il
avait le privilège d'assister à la catastrophe qu'il
était.
Tout un programme
Alors, puisqu'il restait ces bulles étanches, ces
îlots cotonneux qui isolaient quelques-unes de ses
pensées du régime forcené des autres il s'agissait
davantage de jets, d'ailleurs, d'éructations,
d’éjaculations, de pets aléatoires que de pensées il
y revenait : que sait-on si l'on ignore tout ou presque
de son point de départ ou bien, il reformulait, pour
se faire une idée, même vague, de ce que serait sa
mort, de ce que serait son dernier geste, l'ultime
soupir qui porterait la charge de sa vie disparue, ou
sur le point de l'être, puisque c'était ça la grande
affaire, qui porterait la charge et lui donnerait sens,
annulant tous les gestes inutiles ou secondaires, il lui
fallait être assez déjà mort. Choir ne pourrait
qu'accomplir sa traversée sans queue ni tête, sa
dérive, se disait-il, parce que ne sachant pas de
quelles tombes il s'était extrait, l'une après l'autre,
comme de mues patiemment détachées, il était
probable qu'il passe sa vie à n'être qu'une caisse
vide, ne faisant sonner que de pauvres échos, au gré
des rencontres et des vents, ne faisant que produire
un son de cercueil, lui-même tombe de son
ignorance ignorée.
A live
Il avait lu que Bacon, voyant la
viande chez les boucher de son quartier, s'imaginait
lui-même raide et froid sur l’étal, alors il s’allongeait
sur le plancher du dernier étage, il sentait dans son
dos les rainures, à travers les couches de laine et de
coton, sa peau devinait l'alignement des planches,
les rainures poussiéreuses et leur façon lente,
infiniment lente mais sûre, de se disjoindre, de plus
en plus, parce qu'elles crouleraient, comme toute
chose, comme la charpente neuve qui supportait les
livres, comme les livres eux-mêmes,
méticuleusement classés sauf exceptions pour
lesquelles il avait procédé à des groupements contre
nature, et cela jusqu'aux plus insignifiantes
babioles qu'il avait amassées et qu'il stockait sur les
étagères, dans des bols ou des soucoupes. Il sentait
le bois pourrir avant l'heure sous ses lombaires, et
tout son dos pourrir sur le bois, se fendre et s'ouvrir
lentement. Il sentait sa peau céder comme cède celle
d'un fruit trop mur, il sentait ses chairs talées,
presque liquides se répandre, ses organes avec, et
gorger les longues planches, le bois devenu poreux
s'enflait de son jus, de sa sève, de son pus.
Une beignoire
Il restait
ainsi deux minutes qui lui semblaient des heures,
s'imaginait mort, fermait les yeux, coupait sa
respiration, s'imaginait soudain vivant, puis mort, et
de nouveau le bois se déchirait, crissait, craquait, ses
omoplates se détachaient puis dérivaient,
s'éloignaient suivant des directions opposées, puis
tous ses os faisaient le voyage de part et d'autre de
ce qui persistait de son corps, humérus d'abord,
radius, cubitus, cette migration symétrique de lents
continents, flottille de carpes, métacarpes,
phalanges et compagnie, le reste suivait, vertèbres,
fémurs, tibias, … Il disait je n'est sans doute que la
toute dernière personne du pluriel, l'esseulée,
l'errante, parce que tout fuyait de je qu'il ne
prononçait plus, l'unité se disloquait, n'était plus
qu'histoire lointaine, se divisait, tout s'éloignait,
s'éparpillait enfin, au rythme des planches qui
s'écartaient, même ses dents, dans l'ordre, molaires
d'abord, prémolaires, par paires et de haut en bas parce que la déchéance était méthodique, malgré lui puis les canines, les incisives, tout au rythme des
planches qu'on ne verrait pourtant jamais s'écarter
mais, il tenait ça pour leçon catégorique: le pouvoir
de ce qui ne se donne pas surplombe le reste, tout le
reste, parce que l'impossible mange la vie, parce que
l'ignorance la mange, parce que l'oublie la mange
aussi.
la porte
Il n'y avait alors plus que son crâne,
irrémédiablement central, son dernier instrument
de musique, qui coulait à pic en claquant des
mâchoires, s'enfonçait dans l'eau des pensées, dans
la glaise ou la morve et disparaissait tout à fait, pour
toujours. Puis il était de nouveau vivant, sa main
s'écartait de sa hanche, remontait, caressait le tapis
velu, s'y cramponnait il roulait sur le flanc, se
relevait.